QU’EST-CE QUE LE REPAS GATRONOMIQUE FRANÇAIS ?

Le repas gastronomique des français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité…

Gastronomie et terroirs en France.

Un comité intergouvernemental de l’Unesco a choisi le 16 novembre 2010 d’inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. On entend dire que ce choix a été largement soutenu par une volonté politique, des intérêts économiques voire une allusion « subliminale » à la notion très controversée d’identité nationale, c’est possible. Il n’empêche qu’il fait écho à une question déjà ancienne dont les historiens se sont emparés depuis plusieurs décennies. Cette question est la suivante :

Comment les Français sont-ils parvenus à convaincre le monde et à se convaincre eux-mêmes de l’excellence de leur cuisine et de leurs manières de table ? Je vous propose ici quelques éléments de réponse.

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Quelle gastronomie française ?

La naissance du mot gastronomie est plus facile à dater que celle de l’activité qu’il désigne. Il a été employé pour la première fois en Français en 1801 par un auteur aujourd’hui oublié, Joseph Berchoux.  Il signifiait dès cette date « l’art de faire bonne chère ». Les humains qui ont inventé la cuisine avant l’agriculture et l’élevage, n’avaient certes pas attendu cette date pour s’intéresser de près à ce qu’ils mangeaient. Il n’en demeure pas moins que l’apparition d’un tel mot à l’aube du XIXe siècle n’était pas fortuite : une part croissante des Français prenaient alors conscience de l’originalité de leur patrimoine en ce domaine. Ce patrimoine avait connu une petite révolution deux siècles auparavant.

En effet dès le milieu du XVIIe siècle, en France, la noblesse et ses cuisiniers renouvelaient les goûts et manières de table. Seuls en Europe à avoir choisi aussi nettement la recherche systématique de l’innovation, leur singularité s’était vite révélée productive. Ce qui frappe l’historien qui se penche sur cette question, c’est l’abondance et la concordance des sources qui attestent de cette originalité française.

Des livres de recettes témoignent de modifications importantes des pratiques culinaires. Des manuels de bienséance montrent des changements profonds intervenus dans la manière de se tenir à table. Enfin, des témoignages littéraires, mémoires ou récits de voyages, font apparaître qu’en moins de cinquante ans, entre 1650 et 1700, les Français appartenant aux couches sociales privilégiées avaient acquis la certitude que leur façon de manger, étaient supérieure à celles des autres peuples d’Europe. Ce qui autorise à ne pas voir là qu’une regrettable preuve de chauvinisme, c’est qu’un grand nombre d’autres témoignages, écrits par des visiteurs étrangers venus en France, prouvent que ces derniers reconnaissaient volontiers une supériorité française en ce domaine.

Un siècle plus tard, au XIXe, les sources écrites font apparaître que la Révolution française n’avait pas changé grand-chose en matière de gastronomie, au contraire. Les Français étaient alors toujours plus nombreux à être persuadés de leur supériorité à table. Les visiteurs étrangers, de leur côté, se montraient toujours enclins à reconnaître le plaisir exceptionnel qu’ils prenaient à manger français. Le nombre de ces derniers s’était de plus singulièrement accru, car les défaites militaires récurrentes de nos armées avaient conduit un grand nombre de soldats européens à visiter la France en vainqueurs. Ils en fréquentaient assidûment les tables, qu’ils vantaient ensuite sans réserve. C’était tout particulièrement le cas pour ce qui concernait celles des premiers grands restaurants.

Les grands restaurants ! Cette invention française de la fin du XVIIIe siècle avait pris son essor au XIXe. Une nouvelle clientèle les fréquentait et s’y faisait une idée du luxe alimentaire qui avait été jusque là réservé aux seules tables privées de riches privilégiés. Dans le même temps, les mots gastronomie et gastronomes faisaient beaucoup pour la réputation de ce qu’ils désignaient, grâce notamment à des auteurs comme Grimod de la Reynière (1758-1837) et Brillat-Savarin (1755-1826).

A l’origine, la gastronomie n’est rien d’autre que cette diffusion, au XIXe siècle vers un public toujours plus large, d’un art de vivre à table qui avait été renouvelé au XVIIe, dans le cercle étroit de la noblesse française.

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Cuisine nouvelle et nouvelles manières de table…

Mais quel fut donc ce renouvellement, survenu au cours du XVIIe siècle, qui conféra une réputation aussi durable à la gastronomie française?

L’esprit d’innovation était alors stimulé par la noblesse. A l’imitation de son Roi, Louis XIV, elle n’avait de cesse que de se distinguer de l’ensemble du peuple, mais également des autres noblesses européennes. C’est ce désir élitiste de raffinement, qui engendra un vaste mouvement de rénovation des mœurs en France, à cette époque.

L’abandon par les cuisiniers français des saveurs héritées de la cuisine du Moyen âge se situe dans ce contexte. Ils ont alors fortement réduit l’usage des épices, de moins en moins considérées comme des produits de luxe. Ils ont cessé de rechercher les mélanges sucré-salé et les saveurs aigres-douces (au Moyen âge le sucre, produit importé, était considéré comme une épice). Les cuisines d’autres pays d’Europe, en particulier ceux de l’Est et du Nord, qui n’ont pas connu un tel renouvellement, conservent encore aujourd’hui intactes ces saveurs anciennes. Les cuisiniers français des XVIIe et XVIIIe siècles ont aussi privilégié les cuissons laissant aux viandes le maximum de leur saveur, ce qui eut pour effet de stimuler le développement d’une boucherie de qualité. Ils ont exigé des jardiniers, des légumes frais et précoces et des poissonniers, un approvisionnement irréprochable. Beaucoup d’exemples encore visibles attestent de ces nouvelles exigences d’alors : c’est autour de l’année 1680 que le nouveau Potager Royal à Versailles, œuvre de La Quintinie, est entré en exploitation. Grâce aux attelages qui apportaient les pêcheries de la Manche à grand galop, les poissonniers parisiens étaient en mesure d’offrir des poissons aussi frais que possible ; la rue Poissonnière, qui reliait les portes nord de Paris à son centre, rappelle par son nom encore aujourd’hui cet approvisionnement particulier.

Bref, s’il fallait résumer en une phrase la grande nouveauté de cette cuisine nouvelle du XVIIe siècle, on pourrait dire qu’elle privilégiait les saveurs naturelles des produits et non celles des apprêts.

La noblesse s’employait aussi à affiner ses mœurs de table. La fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe ont vu ainsi se généraliser l’individualisation du couvert : à chaque mangeur ses couverts. Certains, comme la fourchette, étaient d’un usage récent, car elle était auparavant  réservée au service des plats. Là encore, il s’agissait d’une rupture avec les habitudes héritées du repas médiéval, au cours duquel les convives se servaient dans le plat commun et où chacun partageait son tranchoir (petite planche de bois servant d’assiette) avec son voisin immédiat.

Au cours du XVIIIe siècle, cette nouvelle convivialité a favorisé l’émergence de l’idée moderne du repas idéal. D’une part, celui-ci se prend avant tout avec celles et ceux dont on apprécie la compagnie. D’autre part, on y privilégie l’élégance à table et on y goûte des mets et des vins recherchés pour la finesse de leur élaboration.

Cet idéal de convivialité est encore aujourd’hui le nôtre, c’est lui qui vient d’être inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité.

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Une cuisine mais surtout des cuisiniers…

Qui n‘a pas connu l‘Ancien régime n‘a pas connu la douceur de vivre… Cette phrase de Talleyrand a beaucoup frappé les esprits. Pour ce qui nous occupe ici, peut-on penser que cette douceur de vivre d’avant la Révolution française aurait suffit à renouveler les arts du goût entre les XVIIe et XVIIIe siècles ? Ou bien, à l’inverse, est-ce l’essor des arts du goût qui aurait lui-même favorisé cette fameuse douceur de vivre ? Poser la question ainsi reviendrait à ne faire de tout cela qu’une affaire de choix culturels, ce qui serait trop réducteur.

Il y a d’abord l’histoire de la France des XVIIe et XVIIIe siècles, alors première puissance européenne par sa population, sa richesse et sa politique extérieure. Une telle position est propice aux ambitions culturelles. Elle encourage aussi de fortes tendances hégémoniques, en cuisine comme ailleurs. Les débats actuels provoqués par l’extension en Europe des mœurs alimentaires nord-américaines montrent que le problème est récurrent !

Il y a ensuite la géographie de la France. C’est le plus étendu des territoires européens. Il offre des terroirs très variés, plusieurs types de climats et quatre façades maritimes. Un empire colonial étendu a enrichi, un siècle durant, ce cadre naturel déjà favorisé. Un tel capital géographique offre d’excellentes possibilités agricoles et des ressources généreuses. Le renouvellement de la cuisine décrit plus haut, privilégiait le goût naturel des produits et, par-là même la valorisation de leurs qualités. La rencontre de ce mouvement novateur avec cette géographie féconde initia un processus durable de stimulations réciproques entre produits des terroirs et savoir-faire culinaires.

Cette originalité française est durable, mais elle produit des effets contradictoires. Elle engendre souvent une défense jalouse par les Français de leurs traditions culinaires mais encourage aussi leur enthousiasme pour intégrer des nouveautés alimentaires venues d’autres pays. Elle explique également leur tendance à rechercher, parfois de manière maniaque, les produits les meilleurs, mais caractérise tout autant leur goût pour valoriser les savoir-faire qui permettent de magnifier les denrées les plus ordinaires.

Cette inventivité fut le souci constant des chefs de cuisines français. Leur célébrité fut précoce, et elle fut pour beaucoup dans notre réputation d’excellence.  Citons les plus célèbres parmi les anciens, Antonin Carême (1784-1833), qui débuta sa carrière aux fourneaux de Talleyrand, passant à ceux des cours anglaises et russes pour finir au service de la branche française des Rothschild… Auguste Escoffier (1846-1935) qui, aux côtés de César Ritz, créa véritablement la cuisine de palace, en rénovant et en normalisant la cuisine française…

Les cartes et menus des grands chefs de cuisine français d’aujourd’hui reflètent la vigueur de cette école. Alain Passard, par exemple, qui, abandonnant un temps presque complètement la cuisine des viandes, se concentrait sur une haute gastronomie des légumes, denrées jusque là considérées comme secondaires.  Il offrait ainsi un « artichaut de Bretagne grillé, au parfum de tilleul » ou des « carottes de sable à l’orange et épinards au beurre salé ». A l’inverse, Alain Senderens et Pierre Gagnaire,  maintenant très haut dressé l’étendard des produits nobles, présentaient, pour le premier un « homard de Bretagne à la vanille Bourbon de Madagascar » et pour le second de « grosses langoustines au beurre de noix, avec une royale de foie gras ». A mi-chemin de ces deux extrêmes, Alain Dutournier défendait un classique « perdreau rouge en feuille de chou tendre » ou un goûteux « gigot de brebis clouté aux anchois »…

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La gastronomie française aujourd’hui

En ce début de XXIe siècle, la gastronomie est-elle en France, la chose la mieux partagée ? Tout français est-il un gastronome-né ?

Les Français attachent toujours une grande importance à leur alimentation. Ils formalisent plus que d’autres leurs repas (horaires, rituels, etc.) et, surtout, ils y consacrent plus de temps chaque jour. Certes, un certain nombre de visiteurs étrangers en France connaissent mieux la culture gastronomique que beaucoup de français, mais il est significatif de constater qu’un français a toujours du mal à avouer ses lacunes en ce domaine. On aurait tort de voir dans ces aveux difficiles autre chose que de la mauvaise conscience, qu’un remords d’héritier vis à vis d’un legs mal valorisé. Il est aussi très significatif d’entendre beaucoup de français déclarer que la gastronomie est affaire de repas pris hors de chez soi, dans un restaurant réputé par exemple, et que la nourriture domestique, si elle est bonne et rassurante, se situe en général à un niveau inférieur.

En France, les phénomènes de modes jouent un rôle considérable en gastronomie. On voit ainsi alterner les replis frileux sur les valeurs dites « sûres » des produits et savoir-faire issus des terroirs français, avec des engouements aussi violents que spontanés pour les saveurs les plus exotiques possibles. Bref, les Français fantasment leur gastronomie autant qu’ils la vivent. Cette attitude est un moteur puissant pour la production d’un discours gastronomique très fourni. Livres, guides, revues et sites internet abondent, mais le bouche à oreille joue un rôle considérable.

Il arrive ainsi que l’essentiel de la conversation d’un repas fin soit consacré à évoquer les mets goûtés la veille ou ceux qui seront dégustés le lendemain…

Mais le « repas gastronomique des Français », réel ou fantasmé est aussi un moteur économique puissant en matière de tourisme et d’exportation. Ce sont ses productions dites « de terroirs » qui fournissent le carburant principal de ce « moteur ».  On dit que la ville française dont le nom est le plus fréquemment cité en Chine est Cognac, la région la plus connue dans le monde restant la Champagne…

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Terroirs et produits de terroirs

Vieux mot français, souvent sans équivalent dans d’autres langues, le terroir désigne classiquement une étendue limitée de terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles (Dictionnaire Robert). Des géographes en ont proposé une définition plus précise encore, en parlant, par exemple, d’un ensemble de terres travaillées par une collectivité sociale unie par des liens familiaux, culturels, par des traditions plus ou moins vivantes de défense commune et de solidarité de l’exploitation (Pierre George). Mais force est de constater que les mutations vécues par la société française au cours du XXe siècle ont donné au mot terroir un pouvoir d’évocation qui dépasse très largement les limites de ces définitions académiques.

Devenu tout à la fois une valeur refuge authentique et le lieu commun de nostalgies diverses, le terroir est avant tout identifié aux produits qui en sont issus, pour lesquels il devient un signe tangible de qualité, voir même un véritable label.

Les Français ont une conscience particulièrement aigüe de la valeur économique et surtout culturelle de leurs produits de terroirs. En France, les pouvoirs publics conduisent depuis quelques années une réflexion approfondie à leur sujet. Elle a permis d’établir des critères qui les qualifient clairement.

Si un tel produit ne peut, par définition, être transposable d’un terroir dans un autre, il est clair que ses qualités ne peuvent pas être ramenées aux seules conditions naturelles du milieu qui l’a vu naître. Ce milieu n’est un terroir que parce que les hommes qui y vivent y ont patiemment «fabriqué leur territoire» au cours de siècles passés et continuent à le faire aujourd’hui.

Ces produits traditionnels, dits de terroirs dépendent donc au moins autant des conditions naturelles que des savoir-faire humains.

De même, il serait tout aussi erroné de faire des produits de terroirs les créations de sociétés rurales confinées, repliées sur elles-mêmes. Certes les traditions agricoles reposent sur des patrimoines culturels locaux, mais elles se sont nourries aussi d’ouvertures répétées sur le vaste monde. L’innovation « bien tempérée» est un élément protecteur de la ruralité, pas une menace.

Enfin, et c’est un paradoxe, un produit de terroir ne le devient véritablement que par le fait d’être connu et recherché hors de la région qui l’a vu naître.

Cette dernière condition est à la fois un bienfait et une source de risques graves. Un bienfait, car la célébrité devient vite une garantie de pérennité pour un produit traditionnel de qualité. Une source de risques graves aussi, car le succès fait naître souvent la volonté d’accroître les rythmes de production et les quantités produites. Cette intensification recèle une menace : celle de l’affadissement des qualités fondamentales qui faisaient justement la valeur de la production traditionnelle, par définition assez malthusienne. La recherche de l’équilibre dans un tel contexte s’avère délicate.

On le voit, terroirs et produits de terroirs ne sont pas des sortes de pièces de musées, au statut figé par le sens commun. Il convient au contraire d’insister sur leur nature dynamique et leur appartenance aux espèces vivantes. Ainsi, la défense des terroirs et de leurs productions est autant une affaire de vigilance pour en préserver l’authenticité que de capacité d’adaptation aux évolutions du monde.

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Pour clore en quelques mots, le choix opéré par le comité intergouvernemental d’inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, même s’il fut, comme on le dit, le fruit de laborieuses tractations, s’appuyait également sur des valeurs réelles et des traditions authentiques.

Philippe Gillet

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