TRADITIONS ET FORMATIONS DANS LES METIERS DE L’HOTELLERIE ET DE LA RESTAURATION.

Invité le 25 novembre 2011 aux « Rencontres François Rabelais » organisées par l’Institut d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation de Tours, j’ai été amené à intervenir au sein d’une table ronde intitulée : « De l’apprentissage à l’école hôtelière : trente mille ans d’histoire ».
30 000 ans d’histoire ! Vaste programme ! Pour ne pas dire véritable vertige ! Considérer un aspect de la vie des hommes en société, quel qu’il soit, sur une telle durée semble pouvoir être  l’œuvre d’une vie. Je l’avoue, une telle ambition avait bien failli me faire déclarer forfait. Et puis je m’étais dit que face à une cette perspective, toutes les possibilités semblaient ouvertes, pour peu qu’on reste modeste sur la période à considérer et, au contraire, un peu ambitieux sur le thème qui pouvait y être mis en valeur.
J’ai donc choisi de me concentrer sur des limites chronologiques pouvant paraître relativement restreintes au sein d’un tel projet. Il s’agit de la période qui nous sépare de la fin du XVIIe siècle. A mon échelle, ce sont les époques historiques que je connais le moins mal. En revanche, l’envie m’a pris de faire, sur l’ensemble de cette période, certaines comparaisons peut-être un peu inattendues.
Je propose en effet d’observer d’une part, les remarques que j’ai pu relever ici et là à propos des traits saillants du caractère des aubergistes tel qu’il est décrit dans les sources depuis le XVIIe siècle, et de les comparer, d’autre part, avec certaines conclusions que j’ai pu tirer de mon expérience d’enseignant auprès d’étudiants dans un cursus de licence professionnelle hôtellerie restauration. Il s’agit plus précisément d’une licence professionnelle en alternance dite de Techniques de Commercialisation des Produits de l’Hôtellerie Restauration. Cette formation est dispensée à l’Institut Universitaire de Technologie de l’université de Paris XIII à Saint Denis. Département 93.
De ces comparaisons entre les aubergistes du temps passé d’une part, et les étudiants du temps présent d’autre part, il s’agirait de tenter de faire émerger des traits de mentalités, de sensibilité même, qui peuvent avoir quelques ressemblances, et ce malgré les siècles qui les séparent. Et puis bien entendu, il s’agira de voir ce qui peut être dit sur ces traits de mentalités à propos de la transmission des valeurs de ces métiers de l’hôtellerie et de la restauration.
Je commencerai par parler de ce personnage particulier : l’aubergiste. Lorsqu’on s’intéresse d’un peu près à l’histoire du goût et des habitudes alimentaires, il émerge de façon assez récurrente dans les sources historiques. On le retrouve dans des témoignages divers, tels que les récits de voyageurs, les mémoires, mais également dans des œuvres de fiction, œuvres théâtrales notamment, où il est parfois peint, pour ne  pas dire croqué, avec une certaine finesse et sous des traits souvent si ressemblants d’un texte à l’autre, qu’on finit par voir ces portraits comme des clichés, mais des clichés révélateurs. Pour parler vite l’aubergiste semble avoir été alors, une sorte de type social bien particulier des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, qu’on retrouve également parfois, mutatis mutandis, dans les sources du XXe siècle.
Comment le définir ?
Les conditions générales de travail d’un aubergiste ont eu longtemps beaucoup à voir avec celles d’une catégorie socioprofessionnelle littéralement pléthorique dans ces temps anciens, je veux parler de la domesticité. La domesticité prise dans son sens le plus large, c’est dire depuis les intendants de grands domaines jusqu’aux plus humbles des palefreniers. Pour mémoire rappelons que les domestiques sont souvent décrits de façon assez ambiguë et même parfois péjorative dans les sources de l’époque. Je ne prendrai pour exemple que certaines remarques qui les confondaient avec les enfants et les femmes au sein d’une catégorie définie ainsi : les femmes les domestiques et les enfants, « celles et ceux qui ne se gouvernent pas »
J’avais relevé cette remarque faite à propos de la piquette, cette boisson fabriquée à partir du moût de raisin ayant servi à la fabrication du vin, sur lequel on jetait de l’eau afin de confectionner une boisson ayant une faible teneur alcoolique. L’auteur destinait cette boisson à « celles et ceux qui ne se gouvernent pas », c’est-à-dire les enfants, les femmes et les domestiques, comme je l’ai dit plus haut. Ce qui m’avait frappé c’est que j’avais lu quelque chose de semblable dans une source anglaise à propos de ce qu’on appelait the Small beer – la petite bière – boisson à faible teneur alcoolique. Observés depuis ces points de vue, les domestiques ne s’appartiennent pas car ils dépendent de celles et de ceux qui les emploient : leurs maîtres.
Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos aubergistes.
Les formes extérieures de leurs conditions de travail ressemblent bien à celles des domestiques mais leur statut est tout autre.
L’aubergiste est indépendant, « à son compte » dirait-on aujourd’hui. Il a ainsi conquis une véritable liberté et il tient à ce que cela se sache. On le dépeint souvent sous les traits d’un homme ou d’une femme, au caractère bien trempé et à l’humeur devenant vite ombrageuse. En France, mais aussi ailleurs en Europe, les récits de voyage, par exemple, fourmillent d’anecdotes au sujet de propos très vifs tenus lors de querelles entre clients et patrons (ou patronnes) d’auberge. (J’insiste sur cette mixité, cette parité même parfois). Dans certains cas, les portraits littéraires de  l’aubergiste ont quelque chose à voir avec celui de l’esclave affranchi, tel que le dépeignait Petrone dans le Satiricon, sous les traits de Trimalcion… On sent que les auteurs qui faisaient cette comparaison avaient eu affaire personnellement de manière un peu chaude avec un ou une aubergiste, et qu’ils en gardaient une rancune tenace envers l’ensemble de la profession…
On peut caractériser de façon variée ces traits de caractère. Pour ma part j’y vois d’abord de la fierté, et la fierté est un sentiment noble, Chez l’aubergiste il pourrait s’agir de la fierté de s’être arraché à sa condition, de s’être élevé, d’avoir gagné son indépendance, sa liberté, d’être « maître chez soi » comme on disait alors, et cette fierté aurait généré une sorte de susceptibilité à fleur de peau lorsqu’elle se voyait ignorée, voire méprisée.
Quel rapport me direz-vous avec les étudiants d’aujourd’hui, tels que je les ai côtoyés ?
J’y viens. Mais je vais d’abord en dire deux mots de ces étudiants. Qui sont-ils ? On peut les répartir en deux catégories. La première regroupe celles et ceux que j’appellerai « les professionnels » ; selon les promotions, elle peut concerner entre 40 et 80 % des effectifs. Ces étudiants sont issus de la filière professionnelle hôtelière, ils ont suivi le dur chemin allant du BEP, voire du CAP, vers le Bac professionnel, puis le BTS. Entre temps ils sont allés en stage, ils ont fait des extras, certains ont même interrompu un temps leurs études pour faire une première entrée dans la vie professionnelle, travaillant en France voire à l’étranger, (au Royaume Uni notamment). L’autre catégorie d’étudiants est tout autre. La plupart ont déjà un diplôme de l’enseignement supérieur. Dans un premier temps, certains ont entrepris des études fort ambitieuses, langues, lettres, art et même musicologie…, bref ces filière dont l’ouverture sans numerus clausus sert plus sûrement celles et ceux qui y enseignent que celles ceux qui y étudient… Diplôme en poche,  ces étudiants se sont le plus souvent retrouvés dans l’une des plus grandes entreprises de main d’œuvre de France, je veux parler de Pôle Emploi, où ils ont passé quelques temps à chercher, en vain, un travail correspondant à leur formation initiale. Ensuite, voire dès ces études prestigieuses, il a fallu survivre.  Ils ont trouvé des « petits boulots »… dans l’hôtellerie-restauration. Ils se sont dit que cette première expérience professionnelle pouvait se prolonger avec un statut plus solide et ils sont entrés, après une mise à niveau, dans ce cursus de licence professionnelle en alternance. Dans cette seconde catégorie il y a également d’autres étudiants. Ils ont suivi une première filière professionnelle en IUT dans les sections commerce ou tourisme, puis ils ont décidé de muscler cette formation initiale en se tournant vers l’hôtellerie et la restauration.
Qu’il s’agisse du premier groupe de ces étudiants ou du second, je les ai mieux connus en allant boire de temps en temps quelques bières avec certains d’entre eux à la fin des cours dans les estaminets de cette bonne ville de Saint Denis. J’ai alors au moins autant appris sur leurs conditions et surtout sur leurs espoirs qu’ils ont appris de moi sur l’histoire du goût et des habitudes alimentaires que j’étais chargé de leur enseigner.
Ces étudiants, se répartissaient entre filles et garçons de façon assez harmonieuse, avec, selon les promotions, un peu plus de filles ou un peu plus de garçons, sans jamais sombrer dans ces déséquilibres flagrants du sex ratio tels qu’on peut les observer dans d’autres filières. Toutes et tous se rêvaient des « plans de carrière » assez semblables une fois leur diplôme en poche. On y retrouvait les projets communs que voici : atteindre le plus rapidement un poste de responsabilité, un poste de « manager », travailler un temps, pourquoi pas, à l’étranger, et/ou dans un établissement de prestige. Mais surtout et pour une part importante d’entre eux, « monter leur propre affaire ». Cette dernière hypothèse faisait d’ailleurs l’objet d’une partie importante de la validation finale de leur cursus, sous la forme de la rédaction d’un mémoire où chacune et chacun devait imaginer une entreprise dont il ou elle serait le créateur, en étayant cette fiction, pour la rendre crédible, de tous les modèles économiques, managériales, et même esthétiques possibles et imaginables.
Arrivé à ce point de mon petit exposé, je peux à présent revenir à mon interrogation initiale, qu’ont donc en commun les aubergistes des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles et mes étudiants du XXIe siècle ?
Je dirais qu’il s’agit d’un véritable un état d’esprit. État d’esprit complexe qui, s’il est observé de façon trop sommaire peut être confondu avec des stéréotypes.
Les formes d’expression d’un tel état d’esprit peuvent être mal comprises. Certains, parfois, les qualifient un peu trop vite de « poujadisme ». Ce n’est pas mon analyse. D’autant moins que j’ai constaté maintes fois, pour ce qui concerne mes étudiants, que l’ensemble de leur formation, qui je le rappelle se déroule dans le cadre de l’alternance, de l’apprentissage, valorise cet état d’esprit et le valorise avec raison. Un exemple ? Lorsque je rencontrais au sein des entreprises leur maîtres d’apprentissage, les compliments, ou les reproches qui étaient faits à ces jeunes apprentis tournaient toujours autour des mêmes thèmes : autonomie, esprit d’initiative, autorité…
Fierté de s’être arraché à sa condition chez les uns, volonté de progresser chez les autres. Désir de prendre son destin en main et volonté d’entreprendre, au sens le plus large du terme chez les uns comme chez les autres… Selon les grilles d’analyse théorique à travers lesquelles cet état d’esprit sera lu, on pourra le qualifier de manières très contrastées, allant de la conscience de classe d’inspiration marxiste, à l’esprit d’entreprise au sens le plus libéral du terme. Je laisserais bien évidement aux spécialistes le soin d’affiner cette analyse…
Pour ce qui me concerne, et au sein du cadre des « Rencontres François Rabelais » mon ambition a été plus restreinte.  J’ai cherché à mettre en avant  le fait que la transmission des savoir-faire au sein des entreprises des métiers de l’hôtellerie et de la restauration s’inscrit dans une tradition. Tradition des savoir-faire eux-mêmes certes, mais aussi tradition d’un certain état d’esprit, de valeurs qui, transmises de génération et génération, de façon explicite ou subliminale, donnent à ses métiers une certaine originalité.

Philippe Gillet

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